Floxyfral et dÉlire de relation des sensitifs de kretschmer
FLOXYFRAL ET DÉLIRE DE RELATION DES SENSITIFS DE KRETSCHMER
L’usage des antidépresseurs, tels que le FLOXYFRAL, dans d’autres indications que les syndromes dépressifs purs est maintenant devenu courant dans la psychiatrie quotidienne. Ainsi KLEIN et FINK ont rapporté en 1962 que l’imipramine était efficace dans les états d’anxiété chronique L’efficacité de ce produit a été confirmé dans les troubles paniques Une étude de MAVISSAKALIAN a retrouvé une activité antipanique de l’imipramine chez des patients ne comportant pas d’antécédents dépressifs L’auteur conclut de son essai que l’activité antipanique est liée essentiellement à l’action sérotoninergique du produit. Une étude de DEN BOEmontre que l’activité antipanique de drogues sérotoninergiques telles que la fluvoxamine est comparable à celle de la clomipramine. Les troubles anxieux ne sont pas la seule indication des antidépresseurs en dehors de la dépression pure. Il ont été utilisés également dans une pathologie évoquant par certains points la névrose obsessionnelle mais qui probablement s’en distingue. Il s’agit des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Un seul IMAO, la phénelzine, a permit d’obtenir des résultats sur ces troubleLa fluvoxamine a été la molécule la plus étudiée après la clomipramiOn justifie généralement cet usage en parlant de “dépression sous-jacente ou surajoutée” à la pathologie principale ou même de “dépression masquée”. En réalité il s’agit là, à notre avis, d’un abus de langage qui ne fait que masquer, précisément, ce que l’on voudrait expliquer. Il existe peut-être une autre façon d’envisager le problème. Nous allons tout d’abord donner un exemple d’une utilisation de la fluvoxamine, antidépresseur sérotoninergique, en dehors de son indication principale et nous tenterons ensuite, par un approfondissement de la compréhension psychopathologique de ce cas, de donner une autre interprétation de l’utilisation élargie des antidépresseurs. I) PRÉSENTATION DU CAS Monsieur L., âgé de 40 ans, est admis dans le service sous le régime de “l’hospitalisation d’office” pour “agitation avec propos incohérents”. Les autorités de son village ont été alertées alors qu’il tambourinait en pleine nuit à la porte d’un établissement pour se faire ouvrir. Au moment de son admission l’interne de garde note : “agitation, angoisse importante, propos incohérents”. Il est placé en chambre d’isolement et reçoit un traitement neuroleptique sédatif à base d’halopéridol à la dose de 15mg par jour et de lévomépromazine à la dose de 75mg/jour. Le lendemain Mr. L. est beaucoup plus calme. Il dit ne pas savoir pourquoi il est là et ne pas comprendre ce qui s’est passé. En réalité il semble très réticent et méfiant. On ne note pas de trouble de la conscience ni de trouble du cours de la pensée. Son expression est cohérente mais pauvre, il ne semble pas exister d’hallucination ou d’attitude d’écoute. Il ne montre aucune agressivité aucune agitation. On apprend simplement qu’il travaille de façon régulière comme marinier et que depuis 15 jours il est en arrêt maladie “simplement pour fatigue”. Le traitement sédatif à base de neuroleptique est maintenu, il est bien supporté.
Une communication téléphonique avec le famille et le médecin traitant nous apprend que depuis un mois environ il a eu des difficultés avec son employeur. Il aurait dit à ses parents “qu’on ne l’aimait pas et que l’on disait du mal de lui”. Le médecin traitant aurait noté “des idées de persécutions en rapport avec son travail”. Par ailleurs Mr. L. vit seul, divorcé depuis une dizaine d’années, il a une fille qui vit avec sa mère et qu’il voit tous les quinze jours à laquelle il semble très attaché. Il est l’aîné de six enfants, il est très proche de sa famille qu’il voit pratiquement tous les jours; son père et sa mère habitent à proximité. C’est seulement au troisième jour de son hospitalisation que les réticences de Mr. L. se résorbent et laissent apparaître un délire conséquent : Mr. L. nous dit qu’il a remarqué depuis quelque temps un certain manège autour de lui : des gens semblent le surveiller, des voitures tournent dans le quartier. Avec une très grande réticence il nous dit finalement qu’il doit s’agir de “gens des média, journaux, télévision” et que “ces gens veulent sans doute faire un reportage à son sujet”. “Je ne suis pas une vedette ni une star” dit-il. “Je suis quelqu’un de tout à fait ordinaire, sans intérêt particulier pour les média”. “il faut leur demander ce qu’ils me veulent”. On insiste pour savoir ce qui pourrait bien “les” motiver à le surveiller ainsi et il nous dit que la seule explication qu’il puisse trouver est que ces gens font certainement un reportage sur lui “pour montrer un exemple de bon père, de bon voisin et de bon ouvrier” car c’est bien “ce qu’il a toujours été”. Le délire se résume à peu près à ce thème. Ces mécanismes sont essentiellement fait d’interprétations ou d’intuitions délirantes : On parle de lui derrière son dos, on le surveille et il ne supporte plus cette surveillance. Il n’existe pas d’hallucination. Le délire se développe de façon cohérente et est à la limite plausible. Il n’existe aucun signe de dissociation schizophrénique. Sans qu’il établisse un lien avec ce thème délirant Mr. L. nous explique - par ailleurs - qu’il a été très vivement contrarié il y a quelques semaines par certains agissements de son employeur :Comme nous l’avons dit ci-dessus Mr. L. est marinier, il fait un travail assez pénible puisqu’il doit assurer un service avec 12 heures. d’activité suivi de 12 heures de repos. Cependant il est embarqué par période de 10 jours au cours desquelles il ne quitte pas la péniche. Pendant son repos il dort dans le bruit des moteurs qui continuent à tourner. Par ailleurs Mr. L. exerce des responsabilités puisqu’il dirige une équipe. Il est tout à fait remarquable que Mr. L. travaille depuis 23 ans dans la même maison où il est rentré à l’age de 16 ans. Ce métier est d’ailleurs une vraie tradition familiale, il y est particulièrement attaché. La petite ville où il habite a vécu et vit encore traditionnellement de cette profession qui d’ailleurs au fil des années est devenue de plus en plus difficile du fait de la crise économique. Donc Mr. L. nous explique qu’il avait pris un congé maladie car il se sentait assez fatigué ces derniers temps à la suite d’un incident survenu durant le service : Il avait pris parti pour un équipier vis à vis de son employeur. Après 3 jours d’arrêt maladie il avait reçu une lettre pour une convocation médicale diligentée par l’employeur. Cette convocation l’avait profondément perturbé : “comment pouvait-on douter de sa loyauté et de sa bonne foi?” pouvait-on croire que son arrêt-maladie n’était pas justifié et mettre ainsi sa parole en doute, après 23 années passées dans cet établissement qu’il considérait comme sa propre famille, à qui il était profondément attaché, pour qui il avait toujours travaillé sans ménager sa peine? Cette convocation représentait pour lui une profonde blessure et lui
faisait une peine immense. Malgré nos suggestions à aucun moment il ne pouvait établir de lien entre cet événement et le thème de son délire dans lequel pourtant il était question d’être “un bon ouvrier” ; pour lui les deux choses n’avaient rien à voir. C’est bien pourtant dans les suites de cette convocation que son humeur avez changé, qu’il était devenu agressif, avait perdu le sommeil et finalement s’était senti persécuté. Sa fille qui pendant cette période vivait avec lui, avait été très inquiète de l’état de son père et avait rejoint ses grands parents. Ainsi, dans la nuit, il était parti la chercher pensant l’avoir vue entrer dans cet établissement où il tambourinait pour se faire ouvrir, ce qui avait motivé son internement. Pour compléter ce tableau il faut noter l’existence dans les antécédents d’un épisode qualifié de “maniaque avec des thèmes de grandeurs” : “il se prenait pour une star” - suivi d’un épisode “mélancolique”. Ces deux épisodes remontent à dix ans en arrière et ont nécessité près de deux années d’hospitalisation; ils nous ont été communiqués, sans plus de détail, par le service de psychiatrie d’une ville voisine où il avait été hospitalisé. Nous savons seulement qu’ils étaient survenus à la suite de son divorce et d’un conflit avec son épouse dont l’enjeu était la garde de sa fille. Le diagnostic dans ce cas apporte une indication précieuse quant au pronostic et quant au traitement à envisager pour atteindre rapidement une évolution favorable. Ce cas est donc - contrairement sans doute à l’habitude, où le traitement est beaucoup plus orienté de façon pragmatique par les symptômes - un exemple de la nécessité d’une bonne clinique afin d’instituer un traitement adéquat. L’établissement d’un diagnostic ici va permettre d’orienter sensiblement le traitement. Il n’y a d’ailleurs aucune subtilité ni aucune difficulté à nommer d’emblée ce diagnostic : DÉLIRE DE RELATION DES SENSITIFS DE KRETSCHMER. Rappelons simplement que ce délire décrit en 1918 par son auteur appartient aux délires paranoïaques, il s’agit d’un délire de référence (Beziehungswahn), fait essentiellement d’un mécanisme interprétatif . Ce délire est caractérisé par trois points essentiels : 1) il survient sur une personnalité, un caractère particulier, 2) dans un contexte social particulier, et enfin 3) à la suite d’un événement précis, événement déclenchant . Dans le cas de notre patient nous retrouvons effectivement l’ensemble de ces points : l’événement déclenchant (la convocation du contrôle médical) et surtout le milieu social favorisant : petite ville où tout le monde se connaît, milieu professionnel très particulier, traditionnel et à caractère quasi familial. Par ailleurs nous trouvons le type de personnalité décrit par KRETSCHMER, caractère sensitif sur lequel nous reviendrons car il fera l’essentiel de notre discussion. Après 15 jours de traitement fait essentiellement de neuroleptiques (Halopéridol et nozinan) le tableau était tout à fait inchangé et le délire persistait. Nous avons ajouté au traitement du FLOXYFRAL à la dose de 150 mg par jour (3 comprimés à 50mg), moyennant quoi est apparue dans un délai de 10 à 15 jours une nette amélioration avec prise de distance et critique complète du délire. Cet état a permis au patient de sortir de l’hôpital environ un mois après son admission. Malheureusement la reprise prématurée du travail avec l’arrêt intempestif du traitement ont entraîné une rechute nécessitant une nouvelle hospitalisation, cette fois non plus pour un état délirant, mais pour une reprise de l’insomnie avec éléments dépressifs et anxieux. Cette nouvelle hospitalisation a permis de remettre en route le traitement institué au départ et au bout de 15 jours Mr. L. pouvait à nouveau sortir. Cette fois le
traitement a été maintenu pendant à nouveau trois mois à la dose de 100 mg de FLOXYFRAL associé à un normothymique potentialisateur (dépamide 3 cp/j). Nous avons obtenu une guérison complète de tous les éléments dépressifs. Pendant toute cette période le délire n’est jamais réapparu et a toujours été critiqué. Par la suite Mr. L. a pu prendre conscience de sa fragilité aux événements déclenchants et a demandé un allégement de ses responsabilités professionnelles. Il s’agit là d’un cas assez fréquent, sa particularité réside dans le fait que, bien qu’appartenant à la catégorie des délires paranoïaques, il se différencie du genre principal par sa curabilité. Cette curabilité étant favorisée par un traitement antidépresseur. Déjà en 1987 notre maître le Pf. SCOTTO publié un cas semblable au notre Ceci est également bien établi depuis de nombreuses années; il s’agit là d’une sorte de paradoxe puisque les délirants étaient traditionnellement traités plutôt avec des neuroleptiques alors que la prescription d’antidépresseurs devait plutôt favoriser la recrudescence du délire, le cas du délire de KRETSCHMER échappant à cette règle. II) DISCUSSION PSYCHOPATHOLOGIQUE. Venons en à présent à l’examen plus précis du délire de relation des sensitifs de KRETSCHMER et à ses liens avec la psychopathologie dépressive qui semblent évidents KRETSCHMER décrit un type de personnalité, dite personnalité sensitive, qui se différencie nettement de la personnalité des paranoïaques dit de combat ou sthéniques. La personnalité du paranoïaque sensitif ou asthénique se rapproche du caractère psychasthénique de JANET. Il s’agit d’un caractère propice aux conflits intérieurs et débats de conscience, d’une sensibilité et susceptibilité extrêmes mais d’une haute conscience de sa valeur, mettant un point d’honneur à remplir la tâche qui lui est confiée. L’aspect éthique de ce personnage est central. L’événement déclenchant est toujours un événement qui vient l’humilier, il survient toujours dans un contexte social à caractère fermé, vécu comme opprimant et source de tensions. L’élément essentiel à retenir dans la genèse du délire de relation des sensitifs est la notion “d’expérience vécue” décisive en tant “qu’événement interne” Les descriptions que donnait KRETSCHMER sont en rapport avec le milieu culturel de l’époque et sont un peu datées actuellement (Délire des masturbateurs, des vieilles filles, des instituteurs). Actuellement la conception qu’il existe un groupe de psychoses paranoïaques qui soient réactionnelles, “psychogénétiques” (conception scandinave) mais surtout curables dans un délai relativement bref est très inspirée de cette conception de KRETSCHMER. C’est ici qu’un tel caractère peut nous être extrêmement utile pour préciser les rapports qui peuvent exister entre le délire de relation des sensitifs et la dépression, mais plus particulièrement la mélancolie. TELLENBACa défini, à propos de la mélancolie, ce qu’il appelle le Typus melancholicus dont les traits semblent correspondre dans une certaine mesure à ceux du caractère sensitif de KRETSCHMER. Le Typus melancholicus de TELLENBACH a souvent été rapproché (à tort) du caractère obsessionnel. Il caractérise la personnalité mélancolique en dehors des accès dépressifs. Son trait essentiel est l’esprit d’ordre, son attachement à ce qui est établi et conforme à l’usage habituel et à la tradition. Le mélancolique est extrêmement soucieux du travail bien fait et a un sens aigu du devoir. En réalité la conscience morale du type mélancolique est limitée à l’ordre établi et il est incapable de prendre véritablement des décisions et des initiatives impliquant pour des raisons morales le dépassement de cet
ordre établi. Ce sens de l’ordre est dénué de la liberté d’un véritable choix éthique. Tout changement est pour lui une menace; que se soit un changement de domicile (mélancolie de déménagement), une promotion sociale ou professionnelle ou un deuil véritable. Le type mélancolique est par excellence un “bon mari”, un “bon travailleur” et s’il s’agit d’une femme “une bonne mère de famille”, une “bonne épouse”, une “bonne ménagère”. Il existe chez lui une empathie symbiotique correspondant à un mode de sollicitude “substituante” qui, pour autrui, peut devenir pathogène et qui entraîne une incapacité à la rupture. Il s’agit en sommes d’une hypernormalité pathologique. Le type mélancolique, écrit TELLENBACH, “est enfermé ou s’enferme dans des limites qu’il ne peut finalement plus dépasser pour l’accomplissement régulier de ses ordres : cette constellation caractérisée par le phénomène de l’includence se présente à nous comme un aspect pathogène décisif de l’altération endogéno-mélancolique”. Cette situation d’includence est toujours associée à ce que TELLENBACH appelle la rémanence , c’est-à-dire le fait d’être toujours “en- arrière-de-soi”, avec son corollaire le sentiment de faute. Il faut bien souligner que, pour TELLENBACH, la notion d’endogénéitén’a jamais signifiée organicité ou absence de psychogenèse (comme cela semble admis à tort actuellement). L’endon est au delà de l’organique et du psychologique, il s’agit d’un concept anthropologique et phénoménologique qui signifie la nature propre de l’homme, à partir de laquelle seulement peuvent se comprendre les notions d’organique et de psychique qui ne sont que des abstractions. “L’endon a une spécificité typique que l’on peut saisir typologiquement, la situation mélancolique en est l’aggravation” (souligné par nous). Nous voyons chez TELLENBACH un type d’organisation de la personnalité prémorbide grâce à laquelle en quelque sorte l’événement déclenchant vient prendre sens; Nous percevons déjà que ce type possède une dynamique organisatrice dans laquelle l’événement n’est significatif que dans le cadre de cette dynamique et peut éventuellement s’exprimer sur le mode de la dépression mélancolique. ALFRED KRAUa d’ailleurs précisé ce type d’organisation en le ramenant encore davantage à un mode d’identité c’est-à-dire à une organisation de la subjectivité. Selon KRAUS l’identité humaine est une sorte d’équilibre entre deux pôles : une identité de rôle et une identité du moi. Nous jouons tous une fonction sociale, professionnelle ou familiale, nous remplissons ainsi un rôle. Pour cela nous nous identifions plus ou moins avec ce rôle ou cette fonction mais notre identité ne se résume pas à un rôle ou une fonction puisque nous pouvons en changer, nous identifier à un autre rôle ou même nous en défaire totalement sans pour autant perdre notre identité propre. Entre l’identité de rôle et l’identité du moi il existe un mouvement, une dialectique qui permet d’être autre que soi tout en restant soi, ou d’être soi en étant différent de soi. Pour KRAUS chez le mélancolique cette dialectique souple n’existe pas il est totalement identifié à son identité de rôle et son identité se confond avec son rôle social. Il ne peut pas ne pas être “normal”. La crise mélancolique survient lorsque cette normalité ne peut plus être assurée. III) LA TYPOLOGIE SELON TATOSSIAN Le Pf. TATOSSIAa parfaitement mis en évidence ce qui est le plus intéressant dans l’oeuvre de TELLENBACH comme dans celle d’ALFRED KRAUS : ces descriptions ne relèvent pas précisément d’une caractérologie mais d’une typologie au sens où l’on peut parler de Types idéaux et non réels . Alors que le caractère nécessite un ensemble
de traits empiriques dont on peut vérifier sur tel ou tel individu la présence ou l’absence, le type, au contraire, ne nécessite aucune vérification empirique de réalité mais se saisit de façon perceptive, par la vue intuitive, dans une sorte de compréhension globale du cas individuel, à la façon d’une “Gestalt”. Un prototype théorique peut être défini et chaque individu, sans jamais comporter l’ensemble des caractères du prototype peut simplement en avoir “un air de famille”. Le diagnostic par type ne se fait pas par sommation de traits individualisés mais par saisie globale d’un style qui comporte plus ou moins un “air de famille” avec d’autres styles du même type. Il s’agit d’une façon d’être globale qui ne peut être saisie que dans l’intersubjectivité de la relation et qui n’a de sens que dans cette intersubjectivité. Le type n’existe pas en lui-même il n’en est pas moins vu au travers d’un style individuel et se caractérise néanmoins, du fait de son universalité et de sa reproductibilité, par son objectité. Il s’agit donc d’une sorte de modèle idéal, simplement utile pour le clinicien et qui ne nécessite aucune existence réelle. L’intérêt d’une typologie est de permettre d’appréhender la nature de la subjectivité humaine au plus proche de sa complexité. Cette approche de la pathologie par type plutôt que par “entité-maladie” au sens médical, ou même par “groupement symptomatique-syndromique”, a de gros avantages concernant notre discipline. Son avantage essentiel est qu’elle ne nécessite pas de vérification empirique de la réalité-“maladie” ou “syndrome”. La psychiatrie fondant actuellement son approche diagnostique uniquement sur la clinique ne peut se référer qu’à la clinique pour vérifier la véracité d’un diagnostic; nous sommes là, dit Mr. TATOSSIAN, dans un cercle qui devient rapidement vicieux si l’on prétend à la même “vérification” que celle des sciences empiriques médicales. La maladie médicale se référant toujours à un autre plan - biologique, anatomique - pour établir son diagnostic. A notre sens c’est certainement BIN KIMUqui a été le plus loin dans l’utilisation de la notion de type en psychopathologie. Les types établis par cet auteur le sont suivant trois axes de la temporalité au sens de la phénoménologie. Il ne s’agit pas du temps objectif des horloges mais du temps vécu au sens où la subjectivité humaine ne peut se constituer que de façon temporelle. KIMURA tente ainsi de constituer ce qu’il appelle une “classification anthropologique”. Elle s’étend ainsi du type schizophrénique pur au type maniaco-dépressif pur en passant par toute une série de positions intermédiaires. Nous ne pouvons pas détailler ici cette typologie mais seulement en présenter les grandes lignes. KIMURA repère trois grands types de personnalité dans leur façon de vivre le temps, l’originalité de chaque personne se trouvant dans la composition de ces trois grands types. C’est le déséquilibre entre ces trois types qui constituerait la pathologie. Ainsi KIMURA décrit trois grandes variétés de vécu d’angoisse. - La première variété serait manifestée par la crainte ou l’impossibilité de “ne pas pouvoir advenir à soi-même”. “Le soi-même étant non pas “une possession établie une fois pour toutes mais ce que l’on doit acquérir toujours à nouveau dans une rencontre avec le monde et les autres”() “il ne surgit que d’une relation au non-moi” dans l’acte de la rencontre, “la constitution du soi et du monde étant simultanés”. Le moi s’y constitue toujours comme le mêmeKIMURA précise : “le même ça ne veut pas dire l’égalité à soi-même comme il en va d’une chose mais on doit l’entendre comme l’identité sans l’identique i.e. l’identité de l’acte même du moi se différenciant soi-même d’avec l’autre, l’identité de la différence comme telle”. “Cette première forme d’angoisse se
rencontre chez le schizophrène mais aussi chez le névrotique et la personnalité schizoïde sous la forme de l’anxiété pour l’avenir”. Ce premier type de temporalité est appelé ante festum. - La deuxième forme d’organisation temporelle “concerne l’aspect du moi qui consiste au maintien d’une continuité substantielle( )par une identité constituée toujours par après-coup cette deuxième forme est appelée temporalité du post festum . Appartiennent à la catégorie du post festum la mélancolie, mais aussi les délires chroniques et le délire de relation de KRETSCHMER. - La troisième forme de pathologie anxieuse ne nous retiendra pas ici, elle concerne essentiellement la personnalité de l’épileptique, elle paraît tout à fait originale et enrichissante pour la psychopathologie. C’est la temporalité de l’intra festum ou de l’immédiateté . Ainsi nous pouvons trouver une filiation très étroite qui va du caractèresensitif de KRETSCHMER à la personnalité du post festum de KIMURA en passant par le typus melancholicus de TELLENBACH et l’identité de rôle de KRAUS. Chemin faisant nous sommes passés d’une classification caractérologique, empirique, basée sur l’analyse de traits particuliers regroupés dans un caractère à un autre mode de classification. Celui-ci est basé sur la variation à partir d’un type idéal et non réel, type dont le seul élément de variation à prendre en compte est la constitution temporelle de la subjectivité; d’une classification du tout ou rien, nous passons à une classification du plus ou moins. Peut-on à présent réunir l’ensemble de ces types en une unité qui permette de les comprendre tous? L’intérêt d’une telle synthèse réside dans la possibilité de ramener la pathologie psychiatrique à ce qu’elle a d’essentiel, l’essentiel étant un trouble de l’identité humaine et ce qui la fonde. La difficulté étant bien sur de définir cette identité en tant que telle et ses variations infinies possibles. Dans le cadre de ces variations la pathologie n’apparaissant plus que comme une variation possible extrême dans un sens ou dans un autre et non plus comme un déficit, un défaut, un manque mais comme une façon d’être homme, même si cette façon est insatisfaisante. C’est là toute l’ambition de la démarche phénoménologique. C’est en utilisant la philosophie de PAUL RICOEUet sa conception de l’identité du soi, que la professeur TATOSSIAN a le mieux, à notre avis, synthétisé cette problématique et nous a fourni ainsi un outil précieux pour la compréhension de la pathologie psychiatriqueLa conception de P. RICOEUR qui a été reprise par Mr. TATOSSIAN s’exprime approximativement de la façon suivante : L’identité humaine est fondée sur une ambiguïté qui s’exprime déjà de façon linguistique dans l’équivoque du mot même à l’intérieur de l’expression soi-même . Le mot même désigne, à la fois la persistance dans le temps d’une même chose, d’un même caractère, disons d’un même noyau substantiel et, d’autre part, il marque l’insistance sur le soi dans l’affirmation, l’acte de réflexion que fait le sujet en s’attribuant la responsabilité de ses actes. Le paradigme de ce deuxième pôle du même étant l’engagement et la promesse tenue : il y a là le maintien d’une identité qui peut se faire au delà de tout ce qui peut par ailleurs changer. Ce type d’identité est appelée par RICOEUR ipséité alors que le maintien de l’identité substantielle est appelée idem ou mêmeté . La mêmeté exprime la permanence du quoi du qui alors que l’ipséité exprime la permanence du qui. Le premier type d’identité fait référence davantage aux traits du caractère alors que le deuxième type est une identité dans la différence puisque il se
fonde sur le projet de l’homme dans son action et en définitive sur son engagement éthique. Il est beaucoup plus idéel que substantiel. Il est évident que ce pôle d’identité ne relève pas de la vérification mais, comme le dit RICOEUR, de ce qu’il appelle la fiance : comme dans con-fiance ou mé-fiance. Il est tout à fait spécifique de la nature humaine et se fonde sur la nécessité d’une certaine foi intersubjective en l’homme lui-même, en sa liberté dans l’engagement possible au delà de tous les risques de changement par ailleurs. L’identité humaine est faite donc de ces deux pôles, idem-ipsé, et de leur articulation dialectique. L’articulation entre ces deux pôles se fait selon RICOEUR grâce à ce qu’il appelle l’identité narrative. Il s’agit en quelque sorte d’une identité biographique, l’homme se construit en se racontant, en élaborant son histoire. Les événements, la contingence, lorsqu’elle survient, fait sens par sa reprise sous forme de ce qui arrive dans la vie et vient donner sens à cette vie humaine; l’événement est transformé de façon rétroactive pour prendre sens dans une totalité historique. L’identité humaine est donc en définitive cette capacité à accueillir le contingent, à s’ouvrir à ce qui n’était pas compris jusque là - et là nous sommes du côté du pôle de l’ipséité - pour le ressaisir dans une histoire unitaire, pour le sédimenter - et là nous sommes au pôle idem - dans un mouvement réflexif de soi sur soi qui pourra à nouveau se déprendre de soi pour accueillir un nouvel événement. L’identité narrative est la constitution de ce mouvement réflexif qui va du pôle ipsé au pôle idem et inversement; chaque individu se constitue selon son style propre, dans une histoire unique mais conformément à un type narratif. Le mérite de Mr. TATOSSIAN est d’avoir le premier mis en relation cette conception de l’identité avec la pathologie mentale. Ainsi, pourront être définis des types selon la position qu’ils occupent entre le pôle idem et le pôle ipsé et la capacité qu’ils ont a établir le lien entre idem et ipsé selon leur style narratif. Nous trouvons, à une extrémité, le mélancolique dans sa totale identité à l’idem et son incapacité à l’ouverture vers l’ipsé, figé en une identité narrative identifié au même et, à l’autre extrémité, le schizophrène, en permanence ouvert sur la différence et le contingent et incapable de rabattre cette contingence sur une mêmeté dans la construction d’une identité narrative qui ne parvient pas à se construire historialement. Entre ces deux pôles idéaux nous pouvons établir toute la série infinie des individualités empiriques. Ainsi notre sensitif de KRETSCHMER se trouve plus proche du pôle idem que du pôle ipse .Tout délire apparaît comme une tentative de solution narrative au problème de l’identité et, en définitive, comme secondaire à l’autonomisation d’un des pôles. L’alliance de cette typologie inspirée de RICOEUR avec celle de KIMURA basée sur la temporalité (elle demanderait à être précisée dans le détail) nous semble pouvoir jouer un rôle essentiel dans la compréhension de la pathologie mentale. IV) CONSÉQUENCES SUR LA COMPRÉHENSION DU TRAITEMENT Comment à présent reposer le problème thérapeutique et en particulier chimiothérapique dans l’éclairage du point de vue phénoménologique. Il faut insister nous semble t-il sur l’absence totale de spécificité de ce que l’on appelle un “antidépresseur”. Ces produits sont déjà aspécifiques du fait de la très grande variété de leur mode d’action biologique. Tous les jours de nouveaux produits efficaces, tel que le FLOXYFRAL, sont mis sur le marché, ils ont des modes d’action différents. Il y a un abus de langage à appeler ces produits “antidépresseurs” étant donné leur large spectre d’action. Si l’on voulait corréler cette action de façon plus juste c’est plutôt au type qu’il faudrait la corréler. Les antidépresseurs sont actifs, non seulement sur des formes très variées de dépression, mais aussi sur certaines formes de délires comme celui de KRETSCHMER, ou bien également dans l’attaque de panique ou certains troubles anxieux, voire certains troubles du sommeil et même sur certains symptômes au cours de la schizophrénie. La diversité et la multiplicité de cette symptomatologie nous incitent à penser qu’il s’agit là vraisemblablement d’expressions variées d’un type unique et c’est à ce type particulier que doit être corrélé l’action du dit “antidépresseur” plutôt qu’à une pseudo-entité-dépression-plus-ou-moins-masquée qui, dans l’infinité de ses formes, n’a plus aucune signification. Cette corrélation, sur une base plus adaptée que le symptôme ou le syndrome, permet de comprendre le large spectre d’utilisation possible des antidépresseurs sans qu’il soit besoin de faire des acrobaties nosographiques. Bien entendu ce que l’on gagne en extension est perdu en précision mais correspond beaucoup mieux à la nature profonde des troubles psychiatriques et au mode d’action des médicaments; en effet : L’essentiel des possibilités thérapeutiques réside précisément dans les possibilités du type considéré. Aucun traitement ne pourra aller au delà des possibilités du type, il ne pourra, dans le meilleur des cas, que rendre la plénitude aux possibilités du type. Là réside sans doute la plus grande différence avec les traitements médicaux traditionnels. Ceux-ci ont un mécanisme d’action linéaire causal et on peut attendre d’eux qu’ils réparent en totalité la lésion responsable du trouble ou le déficit; au contraire, les traitements psychiatriques ne peuvent que permettre l’expression du type dans son style propre le plus favorable mais ne peuvent - à moins d’en changer la nature - modifier ce type qui s’exprime dans un style de l’être-homme variable d’un individu à l’autre. Le traitement libère les possibilités du type, il n’agit évidemment jamais sur les “causes” mais rend possible l’expression du type au mieux de son équilibre.
1 Praticien hospitalier, Hôpital de Nemours. 2 Klein, Fink. “Psychiatry reaction patterns to imipramine” Am. J. Psychiatry. 1962; 119 : 432-438. 3 V. Modigh K. Antidepressant drugs in anxiety disorders. Acta Psychiatr. Scand. 1987 . 76, 57-71. 4 Massikalian M, Perel J.M. Imipramine dose response relationship in panic disorder with agoraphobia. Arch. Gen. Psychiatry. 1989; 46 :127-131. 5 Den Boer J.A., Westenberg H.G.M.,Kamerbeek W.D.J. et al. Effect of serotonin uptake inhibitors in anxiety disorders, a double-blind comparison of climipramine and fluvoxamine. Int. Clin. Psychopharmacol. 1988; 3 : 59 -74. 6 Vallejo et al. Clomipramine versus Phenelzine in obsessive-compulsive disorder. A controlled clinical trial. British Journal of Psychiatry, 1992, 161, 665-670. 7 voir les études de:
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serotonergic theory. American Journal of Psychiatry, 1990, 147, 9, 1209-1215.
- Perse T. et al,Fluvoxamine treatment of obsessive-compulsive disorder. American Journal of Psychiatry,
1987, 144, 12, 1543-1548. 8 Scotto J.C; Calvet. “Paranoia et antidépresseurs”, Revue Française de Psychiatrie,P.46, juin1987. 9 Voir Tellenbach, “La mélancolie”, traduction française, PUF,1979. 10Ibidem, p.241. 11 Kraus A. “Sozialverhalten und Psychose Manisch-Depressiver”, Stuttgart, Enke, 1977. 12 Tatossian, V° colloque de psychiatrie de Marseille, mai 1994; intervention orale. 13 Bin Kimura, “Écrits de psychopathologie Phénoménologique”, PUF,1992. 14Ibidem p.52. 15Ibidem p.5416 V.essentiellement son dernier livre : “Soi-même comme un autre”, Ed. du Seuil, Paris, 1990. 17 Voir le numéro 1 de la revue “l’Art du comprendre”, 4 Bd. de l’Hôpital, Paris, 1994.
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